Hoho, les grands mots. Cette année, j'ai repris la fac, un master de philo, et mon travail porte sur Théodor Adorno, un membre de l'école de Francfort.Voici en exclu les premières réflexions qui me viennent à la lecture d'un tout petit livre très dense.
Dans Le caractère fétiche de la musique et la régression de l'écoute, Adorno développe et applique à la musique une notion fondamentale de notre relation à la marchandise, chez Marx : le fétichisme.
J'ai abordé le contenu du livre lors d'un petit oral sur Marx. En voici quelques passages intéressants, ouvrez les guillemets :
Adorno introduit Le caractère fétiche de la musique par les critiques historiques portées contre l'essence même de la musique. Depuis Platon, les reproches se portent sur les deux principaux aspects de la musique : le rythme et lamélodie : l'expression et la séduction.
Dans l'Antiquité, on considère que le rythme aguerrit l'homme, lui permet de rester droit. La musique, dans ce sens, permet de marcher au pas, de faire avandcer celui qui l'écoute.
La mélodie est, au contraire, ce qui affadit l'homme. Platon condamne les modes “plaintifs et mous”, et ainsi les instruments à cordes qui assujetissent l'homme à ses passions. On assimile trop de “musicalité” au chant des sirènes.
On reproche à la mélodie, et donc à toute la musique développée en occident, sa séduction sensuelle, sa superficialité. La mélodie est liée au goût personnel, à la prédominance de l'individu sur la collectivité.
Adorno considère que le travail de l'artiste repose sur deux principes : la synthèse, et la révolte. L'artiste, le compositeur, est celui qui réussit à s'affranchir de ces considérations formelles pour produire une œuvre qui soit une « force de synthèse face à la variété de la séduction et de l'expression 1». Il met aussi l'auditeur en déséquilibre par rapport à ses connaissances : les œuvres devraient être des « pulsions productrices qui se révoltent contre les conventions ».
Les codes musicaux n'existent que pour être transgressés. Or, cette transgression tend à disparaitre, voire n'existe plus, depuis que la musique a pris un caractère fétiche, depuis qu'elle est devenue reproductible. Devenue objet marchand, elle doit se contenter de plaire, reproduire des schémas familiers qui attirent l'auditeur et le confortent dans ce qu'il connait déjà.
La relation d'un individu avec la musique, en tant qu'oeuvre d'art, n'existe plus. La musique, convertie à un ensemble de signaux reconnus ajoutés les uns aux autres, ne nécessite plus qu'on réfléchisse à son contenu, elle se banalise, doit devenir efficace, elle n'existe plus que pour sa surface, son apparence, elle se consomme.
L'enregistrement et la conservation sont les premiers aspects du fétichisme : une oeuvre sur support permet de savoir qu'elle est déjà terminée et qu'elle sera toujours identique, en durée et en qualité. Et la qualité tient autant de l'outil que l'on possède pour écouter l'oeuvre que de l'interprétation qui en est donnée.
Or, c'est dans la spontanéïté que se réalise son unité. L'immatérialité est l'essence même de la musique, la pérennniser, c'est l'étouffer derrière l'objet.
La reproduction, la réification, de la musique a plusieurs conséquences :
Rabaisser une communion mystique (autrefois, la musique était “convoquée”, selon l'expression de Pascal Quignard) au rang de loisir.
Disparition de la notion d'oeuvre au profit d'un échantillonnage de morceaux “remarquables” (best of) et efficaces (la Flûte enchantée se résume à l'air de la Reine de la nuit)
Une diminution physique du catalogue d'écoute à cette sélection de pièces efficaces
La marchandisation de la musique a pour conséquence qu'on ne s'intéresse plus qu'au matériau. Notre “rapport à la musique n'a plus aucun rapport avec elle3”, affirme Adorno. Ce que nous aimons désormais, ce sont les objets créés pour l'entendre, appareils électriques, supports, chefs d'orchestres ou interprêtes “starisés”.
Ce caractère fétiche de la musique, précise Adorno, n'est pas d'origine psychologique, mais découle directement du caractère marchand nouvellement acquis. L'auteur fait cette démonstration :
“La musique acquiert une valeur d'échange diminuée de la quantité de plaisir qu'elle peut offrir […] Marx définit le caractère fétiche de la marchandise comme la vénération de ce qui s'est fait soi-même, de ce qui, comme valeur d'échange, s'est aliéné aussi bien de son producteur que de son consommateur, c'est à dire de l'homme […]
Le consommateur adore véritablement l'argent qu'il a dépensé en échange d'un billet pour le concert de Toscanini. Il a lui-même fait le succès qu'il réifie et qu'il accepte comme un critère objectif sans pourtant se reconnaître en lui. Mais ce n'est pas parce que le concert lui plaisait qu'il l'a fait, c’est seulement parce qu'il a acheté son billet”.
Que penser de la valeur d'échange des produits culturels ?
Ils paraissent naturellement étrangers aux contraintes de l'échange, appréhendables, consommables, dans un rapport immédiat. Et c'est justement ce qui fait illusion pour Adorno.
“Si la marchandise comporte toujours une valeur d'usage et une valeur d'échange, “la pure valeur” d'usage dont les marchandises culturelles doivent entretenir l'illusion est remplacée par la pure valeur d'échange, qui assure spécieusement [de manière séduisante] la fonction de la valeur d'usage”.
C'est dans ce quiproquo qu'apparait le caractère fétiche propre à la musique, précise encore Adorno, c'est à dire l'apparente immédiateté, (comme pour tout produit marchand) de la relation à l'objet, cette immédiateté n'existant pas dans les faits.
La reproductibilité de l'oeuvre fait croire qu'elle devient accessible à tous. Malheureusmeent, on a vu précédemment que ce qui parvient le plus souvent à l'auditeur sont des pièces tronquées, expurgées, arrangées (Adorno considère les arrangeurs comme les “seuls musiciens instruits6”, devenus, seuls, capables d'asservir une oeuvre au goût que le public attend qu'elle ait.)
Le fractionnement des oeuvres détruit aussi leur structure interne, et les dégrade irrémadiablement. Composées pour être entendues intégralement, elles disparaissent dans l'échantilonnage, s'usent dans une écoute répétée, et voient disparaitre leur aura, voire leur sens, puisque les jouer peut parfois engendrer l'évocation d'une autre marchandise.